mercredi 19 octobre 2011

Ce vieux barbu qui a rempli notre enfance de rêve et de magie ...

Ca y est...  Ma fille aînée, 8 ans, m'a posé la question fatidique :  "Maman, à l'école, j'ai entendu que c'est les parents et pas Saint-Nicolas qui achètent les cadeaux".
"Et toi, qu'est-ce que tu crois ?"
"Je crois que c'est vrai !"

Une page qui se tourne ...

Alors, parce que je n'ai pas envie de laisser s'éteindre trop vite la magie de ce bon vieux barbu, je vous invite à lire le texte "Noël" sur le blog d'Henri Gougaud.

Pourquoi les enfants croient-ils ce qu’on leur dit ? Pourquoi accordent-ils foi aux histoires les plus déraisonnables ? Certes, ils sont à l’âge où l’on ne sait pas démêler le vrai du faux. Mais pourquoi font-ils confiance ? Pourquoi penchent-ils naturellement vers le oui plutôt que vers le non ? Et si le fait de croire aux êtres invisibles était une évidence innée, plutôt que le résultat d’une ignorance ?

« Le Père Noël sur son traîneau céleste va faire halte sur le toit, descendre par la cheminée, déposer un cadeau, sans bruit, dans tes souliers et reprendre sa course, là-haut, dans le ciel noir. » Les yeux s’éclairent et les mains battent. Pas le moindre soupçon de doute. Seraient-ils de sages vieillards, leur certitude émerveillée aurait de quoi nous convertir. Mais non, ce sont des enfants ignorants. Ils ne savent rien de ce monde. Et si grandir c’était aussi perdre une certaine mémoire ? Les poètes au bout de leur vie en redécouvrent quelques bribes. « La vie, disent-ils, est mille fois plus vaste que les rêves humains. » Et si les enfants savaient naturellement cela ?

Vient l’âge où l’on éteint cette heureuse lumière. Le Père Noël n’existe pas. C’était un mensonge amusant. La merveille hier évidente ? Le fol espoir qui fait aimer l’hiver ? Réveille-toi. Regarde. Il n’y a rien. La rue, les murs, les gens, c’est tout. Le bleu du ciel ? De l’air. Les étoiles ? Des terres mortes. Et cesse de rêver, mon fils. Fais tes devoirs. Il va falloir lutter pour te faire une place. Il a dix ans au plus, l’enfant, quelquefois moins. Le voilà grand. Désenchanté. « Il a perdu cette sublime foi aux choses invisibles qui est l’essence même de la vigueur et de la jeunesse. » C’est une parole d’Okakura Kakuso, l’auteur du Livre du Thé. Il connaît les saveurs, les douces et les amères.

Il en est qui ne croiront jamais plus au Père Noël. Ils le diront à l’occasion comme on dit de ces choses froides, avec un grincement de porte mal fermée. D’autres en éprouveront une vague souffrance, leur vie durant. Ils rétréciront tout, de crainte d’être dupes. Une fois (une foi ?) suffit. Il ne faut pas croire au Père Noël. J’en connais qui ne se sont jamais relevés de leur chute dans cette épaisseur des choses que l’on appelle le réel. Certes, ils ont vécu, ils ont fait leur chemin, ils sont même, parfois, « arrivés ». Mais quelqu’un geint au fond d’eux-mêmes. Quelqu’un, pour ne pas dire un ange, un enfant aux ailes brisées.

Redonnez sa chance au Père Noël. Et si le mensonge n’était pas où on le croit ? Et s’il était justement dans cette désespérante exclusivité offerte à la prétendue réalité ? Et s’il n’était pas vrai que ce sont les parents qui offrent les cadeaux ? « Oui, c’est moi qui l’ai acheté et qui l’ai déposé sous l’arbre. Mais je ne te paie rien, et tu ne me dois rien. Dans ce monde où rien n’est gratuit, quelqu’un passe chez toi et offre et repart on ne sait même pas où sans même attendre ton merci. Qui fait cette merveille ? Ni toi ni moi. Qui donc ? » Semons au moins cette question dans le regard de nos enfants. Au moins qu’ils aient une lumière vers qui marcher, dans la forêt qui les attend.

“La grande Oreille” n° 8

Et si Saint-Nicolas existait vraiment ?  Sans ce vieux bonhomme, les adultes, qui sont des gens sérieux d'habitude, se livreraient-ils à toutes ces âneries (dire de gros mensonges, bouffer les carottes de l'âne, se déguiser et mettre des fausses barbes, acheter des tas de sucreries pour leurs enfants, etc. ) ?

A défaut de lui faire croire à toutes ces "carabistouilles", j'ai semé ce doute dans le regard de ma fille ...

mercredi 12 octobre 2011

"La centième nuit"

Bonne nouvelle : la météo de ce samedi s'annonce clémente, et l'observation des étoiles prometteuse...

En attendant que l'obscurité tombe, quatrième et dernier des "contes de la nuit" ...   Inspiré de la version présentée sur le blog d'Henri Gougaud

Derrière les lunettes d'écailles rondes, on devine à son regard distrait un grand savant, philosophe, poète à ses heures.  Or ce grand savant, philosophe, poète à ses heures, tombe un jour éperdument amoureux d'une dame.  Amoureux fou !  Tellement amoureux, qu'il ne sait plus faire une addition, qu'il ne comprend plus la plus élémentaire équation, qu'il en oublie même ses tables de multiplication !  Il ne pense qu’à son aimée, ne parle que d’elle, ne voit qu’elle dans ses songes.  Cette dame, flattée mais plus encore inquiète d’un amour si brûlant, décide, avant de lui céder, d’imposer une épreuve à cet amant apparemment indélébile. “Vous m’aimez ? lui dit-elle. Grâces vous soient rendues. Permettez cependant que je m’en assure. Venez cent nuits durant veiller sous ma fenêtre. Si vous êtes assez constant, quand s’éteindra le cent et unième jour, je vous lancerai la clé de ma chambre, que je vous permettrai de recevoir comme la clé de mon coeur."
Fou d'espoir, le grand savant, philosophe, poète à ses heures, vient la première nuit.  Il déplie son tabouret, s'assied sous la fenêtre, et, du crépuscule à l'aube, il contemple, éperdu de bonheur, sa bien-aimée...  
Le grand savant, philosophe, poète à ses heures, vient la deuxième nuit.  Il déplie son tabouret, s'assied sous la fenêtre, et, du crépuscule à l'aube, il contemple, éperdu de bonheur, sa bien-aimée...    
La troisième nuit, notre grand savant, philosophe, poète à ses heures, déplie son tabouret, s'assied sous la fenêtre, et, du crépuscule à l'aube, il contemple, éperdu de bonheur, sa bien-aimée...    
La quatrième nuit, notre grand savant, philosophe, poète à ses heures, déplie son tabouret, s'assied sous la fenêtre, et, du crépuscule à l'aube, il contemple, éperdu de bonheur, sa bien-aimée...     
La cinquième nuit, .... : vous l'avez compris, notre grand savant, philosophe, poète à ses heures, vient dix nuits, vingt nuits, cinquante nuits, fidèlement, du crépuscule à l’aube, sous la fenêtre de la chambre où dort sa bien-aimée. Il vient ainsi quatre-vingt-dix-neuf nuits. La dame, flattée de tant de preuves d'un amour constant et impérissable, se faisait belle devant son miroir, dans l'attente fébrile de la centième nuit ...
Imaginez la profonde et secrète jubilation qui envahit notre amant redevenu philosophe, cet avant-dernier matin où il abandonne son tabouret et retourne chez lui. 
La centième nuit, notre grand savant, philosophe, poète à ses heures, ne revient pas...

dimanche 9 octobre 2011

"La lune perfide"

Troisième conte pour la nuit de l'obscurité, et la balade contée de ce samedi 15 octobre.  Au cours de mes lectures de ces derniers jours, j'en ai trouvé trois versions dans la collection "Mille ans de contes" ("nature", "du monde entier", "Afrique").  J'ai finalement choisi celle où la lune convainc le soleil de noyer leurs enfants, car ils s'étaient montrés particulièrement insupportables ce jour-là !

Toute ressemblance avec ma progéniture serait évidemment purement fortuite ...


Aux premiers temps du monde, la lune et le soleil étaient copains comme cochons.  "Mon cher soleil" par-ci, "Ma tendre lune" par là : toute occasion était bonne de prendre le thé et bavarder des heures ensemble, aux quatre coins du ciel.
Chacun avait une ribambelle d'enfants.  Les cris et les rires des étoiles et des petits soleils résonnaient dans l'azur.  Le soleil et la lune les regardaient avec amusement jouer à saute-moutons sur les nuages, faire du toboggan sur l'arc-en-ciel, ou avaler une à une les gouttes de pluie.
Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.  Mais un jour, on ne sait pourquoi, peut-être à cause d'un ciel chagrin, d'une nuit trop noire, d'une journée trop caniculaire, la lune se met à jalouser le soleil.  Elle n'est recouverte que d'une robe d'argent, tandis que l'autre, cette grosse pastèque, est couverte d'or.  De plus, le soleil flamboie au milieu du jour, il éclaire les fleurs, les arbres, et réchauffe le coeur des hommes.  Tous les animaux aiment virevolter ou paresser sous ses rayons d'or, du papillon multicolore au gros rhinocéros.  Et tout cela, sans qu'il ait le moindre mérite, juste en flânant bêtement dans le ciel bleu.
Tandis qu'elle, la lune...  Elle a plein d'imagination !  Certaines nuits, elle se fait toute ronde, comme un ballon.  Parfois, malicieuse, elle se déguise en croissant dans le firmament.   Ou alors, capricieuse, elle se cache.  Et dire qu'elle n'exerce tous ses talents que pour de rares voyageurs perdus, quelques chauve-souris et de vieux hiboux plein de poux !
Elle décide donc de faire cesser une telle injustice, et de changer le cours des choses !  Un jour que leurs enfants se sont montrés particulièrement insupportables, la lune va trouver le soleil.
- Et si nous les jetions à l'eau, ces garnements insupportables ?  grogne-t-elle.
Le soleil est surpris.  C'est vrai, tous ces galopins l'agacent parfois, mais de là à les noyer ...  Cependant, la lune est son amie : le soleil ne veut lui déplaire pour rien au monde.  Et puis, il a lu les livres des meilleurs psychologues.  Il ne voudrait pas paraître "papa-poule", faire passer ses petits soleils pour des "enfants-roi".  Il hoche donc la tête.
La lune est ravie.  "Il n'y a qu'à les enfermer dans un sac, et le tour est joué.  Un sac pour les tiens, et un sac pour les miens".  A cette époque, il était simple de noyer ses enfants et de se débarrasser des récalcitrants !  
Le soleil se sent bien triste, il regrette à présent.  Mais une promesse est une promesse, n'est-ce pas ?  La mort dans l'âme, il enferme ses petits soleils dans le grand sac, sans deviner une seconde le tour que la lune est en train de lui jouer.  "Il ne croit quand même pas que je vais noyer mes enfants, ce gros bêta", songe la lune.  "Quant il aura jeté les siens dans l'onde noir, il pourra toujours se pavaner, vêtu de sa robe d'or.  Mais lui, il restera tout seul, alors que, moi, je continuerai à me promener avec mes enfants dans la voie lactée.  Les choses seront plus juste ainsi !"
Et tout en se félicitant intérieurement de son astuce, elle empile dans un sac quelques grosses pierres. "voici l'heure, mon ami", glousse-t-elle, et elle jette de toute ses forces le sac dans l'eau.
Le soleil tremble.  A l'idée de perdre ses enfants, une tristesse immense l'envahit.  Mais un pacte est un pacte, aussi terrible soit-il.  Il jette lui aussi son sac dans l'eau sombre.
Les deux compagnons se quittent en se jurant une amitié fidèle et éternelle.  Le soleil, très chagriné, se réfugie dans son lit, et le ciel devient noir d'encre.
C'est alors que le lune fait signe à ses enfants les étoiles de sortir de leur cachette, et la joyeuse troupe s'enfonce dans l'obscurité silencieuse.  "Chantez, dansez, mes chers enfants".  Et tout le monde se met à faire des rondes endiablées.  Tant et si bien que le soleil ouvre un oeil.  Il est suffoqué, estomaqué, indigné !  Il cligne des paupières, croyant être victime d'une hallucination.
- Menteuse !  Tricheuse !  C'est ça, ton amitié ?  Et moi, pauvre sot, qui ne voulait pas te décevoir !
Il est furieux !!!
- Calme-toi, mon ami, dit la lune.  C'est pour le bien de la Terre que j'ai fait cela.  Regarde, sous les feux de tes enfants, la Terre devenait un désert aride, les récoltes étaient brûlées, les rivières et les lacs asséchés.  Pauvres hommes !  
Mais le soleil n'est pas dupe.  "Quelle méchanceté, et dire que je te croyais mon amie !".  Il repart derrière l'horizon et jure de ne plus jamais, au grand jamais, adresser la parole à la lune.
Et c'est depuis ce jour que le soleil boude la lune, et qu'il n'apparaît plus qu'en journée, et tout seul.  La lune, elle, sans doute un peu confuse et surtout inquiète, ne se lève que la nuit.  Ses enfants, les étoiles, continuent de danser et de faire leurs folles sarabandes.
Cette histoire est injuste, n'est-ce pas ?  Les enfants du soleil ne méritaient pas d'être noyés, même s'ils faisaient parfois des bêtises.  Cela, tous les parents du monde vous le confirmeront.  Mais il y a une chose que la lune ne savait pas.  C'est que le soleil, lui aussi, avait triché.  En enfermant ses enfants dans le sac, il n'avait pas fermé la cordelette.  Aussi, une fois plongés dans l'eau, les enfants du soleil s'étaient-ils échappés et transformés en poissons.  Vous savez bien, ceux qui viennent frétiller et scintiller comme des rayons de lumière, lorsque vous plongez la main dans l'eau de la rivière... 
Sources :
- Mille ans de contes, nature, éditions Milan 

vendredi 7 octobre 2011

"Un baiser léger comme un papillon"

Deuxième conte pour la balade nocturne, sur le thème de la nuit ...
Un conte qui nous vient de Chine.

Après bien des heures de marche, Koan le voyageur arrive, au soleil couchant, dans la petite ville perdue aux confins des mondes habités.  Fourbu, harassé, affamé par la longue route dans la poussière du chemin, il fait halte à l'auberge où se presse une foule bruyante et joyeuse, et demande un repas, et une chambre pour la nuit.  "Toutes mes chambres sont occupées" répond l'aubergiste.  Le voyageur s'inquiète : "pouvez-vous au moins me dire où je pourrais manger, et dormir cette nuit ?" "eh, mon bon Monsieur, je crains bien qu'il ne reste place nulle part.  Demain, débute le marché annuel et tout le monde est en ville !".  Et, sans se préoccuper plus longtemps du voyageur, il retourne à ses affaires.  
Le voyageur, contrarié, se demande s'il en sera réduit à coucher le ventre vide au bord de la route.  "Il existe bien une demeure emplie de provisions et de lits moelleux", s'exclame l'un des convives, la bouche pleine.  "Elle sera bondée, elle aussi" suppose Koan.  "Voilà qui serait  bien étonnant !  Non, non, vous pouvez y passer la nuit".  Koan ne comprend pas.  "Ce lieu maudit est déserté depuis qu'une jeune fille y a trouvé la mort, durant son repas de noces.  Les propriétaires l'ont laissé à l'abandon.  Le bruit court que d'étranges choses s'y déroulent chaque nuit ...  "  "Quelles choses ?"  "Nul ne le sait, car ceux qui s'y sont aventurés ne sont jamais revenus !"
Koan réfléchit un instant.  La perspective de dormir sur le bord du chemin ne lui chante guère.  "De toute façon, je ne crois pas aux fantômes", se dit-il.
Et, emportant son balluchon, il gagne la demeure.  Koan ouvre la porte, que les propriétaires dans leur fuite n'ont pas fermée à clef.  Elle s'ouvre dans un grincement.   La maison est confortable et spacieuse.  Un silence sépulcral y règne, que seul trouble le bourdonnement de quelques insectes.   Les dîneurs, à l'auberge, n'ont pas menti : la maison est confortable, à part l'odeur de moisissure, la couche de poussière et les toiles d'araignées.  Il explore la demeure de fond en comble, trouve dans le cellier de quoi se restaurer, dans la cave, des vins millésimés et dans les coffres, de somptueux habits.  Habillé de neuf, réjoui de sa bonne fortune, Koan se prépare un festin de toutes ses trouvailles et s'installe dans la salle à manger.
Étrange salle à manger, en vérité.  Une fresque grandeur nature, représentant la pièce, en occupe le mur principal.  Comme dans le reflet d'un miroir, on reconnaît la longue table ovale et les chaises captionnées, à la différence près qu'un grand nombre de convives y font la fête.  Longuement Koan observe leurs visages : le front ridé des vieillards, les fossettes rieuses des enfants, les lèvres fardées des coquettes.  Un visage attire son attention : celui d'une très belle jeune fille d'une pâleur extrême.  A côté d'elle, se tient un homme aux yeux de loups.  A leur tenue de cérémonie, Koan devine qu'il s'agit d'un couple de fiancés.  Les paroles du dîneur, à l'auberge, lui reviennent en mémoire "ce lieu maudit est déserté depuis qu'une jeune mariée y a trouvé la mort, durant son repas de noces".  Un trouble profond s'élève en son coeur.  "Sans doute est-ce au cours de ce festin que cela s'est produit...  Qu'a-t-il bien pu se passer ?  Tout semble si joyeux.  Rien ne semble annoncer une telle tragédie".  Il scrute les traits de chaque personnage, tentant d'y déceler une trace d'inquiétude.  "la jeune fille aurait-elle été empoisonnée ?  Ou victime d'un accident ?  Qui aurait pu vouloir du mal à une jeune fille aussi douce ?"
Et Koan de se perdre en conjectures et en suppositions, jusqu'à une heure tardive de la nuit.  Sans que, malgré les mises en garde des villageois à l'auberge, le moindre fantôme ne vienne interrompre le fil de ses pensées.  Si ce n'est un sourire ...
Un sourire fascinant.
Koan ne pouvait détacher son regard, et pour cause : aussi fou que cela paraisse, ce sourire frémissait sur la bouche de la petite mariée.  Et, à l'évidence, lui était destiné.
Devant un prodige aussi inexplicable, Koan aurait dû prendre les jambes à son cou !  Au lieu de cela, il s'approche de la fresque, il s'approche de la fresque et effleure du bout des doigts les lèvres peintes.  Elles sont chaudes et souples.  Alors, saisi d'une envie irrépressible, il y pose les siennes.  Aussitôt, il se retrouve au milieu du banquet, en train d'embrasser avec passion la jeune mariée.
L'assistance, non plus pétrifiée dans une immobilité de fresque, mais vibrante d'indignation, les fixe avec stupeur.  Se détachant de Koan, à qui elle adresse le plus doux des sourires, la petite mariée se tourne vers l'assemblée, et d'une voix qui ne tremble pas, elle déclare :
- Je refuse d'épouser le mari que l'on m'impose. Voici celui que mon coeur a choisi, et je n'appartiendrai qu'à lui, quoi qu'il puisse m'arriver.
A ces mots, l'homme aux yeux de loups pousse un rugissement de rage et de colère.  Il se saisit d'un couteau, et bondit sur sa fiancée.  Les yeux flamboyants, il lui tranche la gorge et le sang jaillit, éclaboussant la foule.  Une mêlée indescriptible s'ensuit, mêlée de pleurs, de hurlements, de cris.  La foule se rue vers la jeune fille, s'empare de son bourreau, et bouscule sans ménagement Koan, qui tombe et, sous le choc, perd connaissance...
Lorsqu'il revient à lui, il est couché sur le sol de la salle à manger déserte.  Nulle trace de qui lui est arrivé.  Sur la fresque, immobiles, les convives sont apaisés : les vieillards au front ridés, les enfants aux fossettes rieuses, les coquettes aux lèvres peintes.
 Koan croit qu'il a rêvé, qu'il a trop bu peut-être ?  Et il se couche dans la meilleure chambre et sombre dans le sommeil.
A l'aube, une rumeur le réveille.  C'est celle des villageois, venus aux nouvelles, qui l'appellent sous la fenêtre.  Il se montre, frais et dispos, et les villageois le posent mille questions : Qu'a-t-il vu ?  Les fantômes sont-ils venus ?  A-t-il pu dormir ?
Koan leur répond en riant qu'il a bien mangé, bien bu, bien dormi sans qu'aucun spectre le dérange.  "Cependant, je voudrais vous poser une question : qu'est-il arrivé à la jeune fille qui, prétend-on, hante cette maison ?"  "Son époux l'a égorgé lors de leur repas de noces !" "Pourquoi cela ?" "Elle en aimait un autre, un étranger venu d'on ne sait où, et qui a disparu juste après le meurtre.  Personne ne l'a revu".
Un sourire légèrement mélancolique effleure les lèvres de Koan.  "Je m'en doutais un peu", murmure-t-il.  Et perdu dans ses songes, il reprend sa route avec, sur les lèvres, léger comme un papillon, le souvenir d'un baiser d'outre-tombe. 
Source : Gudule, "Dix contes de fantômes"

jeudi 6 octobre 2011

La « princesse de lune »

A l'occasion de la nuit de l'obscurité, Les acteurs locaux (communes, associations...) sont invité à organiser une activité nocturne visant à sensibiliser le grand public
  •  à la problématique de la pollution lumineuse,
  •  à l’usage rationnel de l’énergie (et aux enjeux des changements climatiques),
  •  à l’observation la faune et la flore nocturnes
  •  à l’observation des étoiles...
L'asbl "La petite Jauce" (association pour la défense de la vallée de la petite Jauce, en Brabant Wallon), m'a demandé de conter lors de la ballade nocturne qui aura pour thème cette année : "as-tu conté les étoiles ?"


Quatre contes sur le thème de la nuit ponctueront cette ballade au conservatoire naturel d'Orp-le-Petit.

Le premier, conté près du feu, est un conte populaire japonais très célèbre, sans doute le conte japonais le plus ancien.

Le vieil homme courbe l'échine sous le poids de son fardeau.  Tout le jour, il a coupé des cannes de bambous, dans la forêt profonde qui borde sa maison.  Il ira demain les vendre au marché de la ville.  Au village, on l'appelle le "coupeur de bambous".  Il habite avec sa femme la dernière maison du village.  Une vie paisible.  Un regret, cependant, leur attriste le coeur : non celui des richesses qu'ils n'ont pas accumulées dans cette vie de misère.  Mais celui de ne pas avoir eu d'enfants.  Il est trop tard, à présent, et tous deux le savent bien.
Ce soir-là, au clair de lune, l'homme rentre fourbu d'une rude journée de travail.  Tout-à-coup, il aperçoit une pousse de bambou qui luit d'un éclat étrange.  Au fur et à mesure qu'il s'approche, la pousse émet une lumière de plus en plus vive et dorée.  Sans hésiter, il la tranche d'un coup de hache, pour tenter d'éclaircir ce mystère, et à sa grande stupéfaction, il découvre ... un bébé !
En effet, une ravissante petite fille, pas plus haute que le pouce, est nichée là, entourée d'une lumière dorée.  Il la prend délicatement dans le creux de sa main, se dépêche de rentrer, annonce la nouvelle à sa femme.  "Par la grâce du ciel, nous avons un enfant", et il ouvre la main.  "Comme elle est belle", balbutie la femme toute émue.  Emerveillés devant son visage toute rond, ils décident de l'appeler Kagya-Hime, "princesse de lune".
Le temps s'écoule.  Dans leur petite maison, enfin retentissent des cris et des rires d'enfant.  Mais ce n'est pas le seul miracle.  Désormais, chaque fois que le vieillard coupe une pousse de bambou, il y trouve une pépite d'or ou un diamant.  Bientôt, la famille vit dans l'opulence.  Le vieil homme achète une grande maison, le couple voit avec bonheur grandir la petite fille.  Celle-ci grandit incroyablement vite, elle devient en quelques mois une adolescente à la chevelure dorée, puis une gracieuse jeune femme à la beauté exquise.  Ses parents l'aiment chaque jour davantage.
Bientôt, sa présence est remarquée des habitants du village, et la réputation de sa beauté se répand à travers le pays.  De nombreux jeunes hommes se présentent pour demander sa main.  Parmi eux, il y a des artisans, des paysans, de riches marchands, ...  Cependant, Kagya-Hime les éconduit les uns après les autres.  Elle refuse leurs cadeaux, et préfère rester avec ses parents.  Au secret soulagement de ces derniers, qui se réjouissent de la garder près d'eux !  Cependant, cinq prétendants ne renoncent pas.  Ils s'installent sur le pas de sa porte.
 "Ma fille, cette situation ne peut plus durer" dit un jour son père.  "nous t'aimons, mais si tu veux épouser l'un de ces fiers jeunes hommes, nous l'accepterons".  La princesse réfléchit une nuit, puis elle s'adresse aux jeunes hommes.  "Je vous promets d'épouser celui qui me rapportera un objet de grande valeur".  Au premier, elle demanda des fruits en argent cueilli sur un arbre aux branches d'or, au deuxième une étole de soie plus flamboyante que le soleil, au troisième un éventail couleur du temps, au quatrième un collier d'yeux de dragons, au dernier un papier qui illuminerait la nuit la plus sombre.
Ces tâches étaient évidemment impossibles, aussi grande est sa surprise quand elle voit les 5 prétendants enfourcher leur monture et galoper vers des contrées lointaines.  L'on raconte cinq autres contes des aventures et mésaventures des prétendants.  Le dernier, dit-on, passa sa vie à chercher le trésor que lui demandait la princesse.  L'avant-dernier mourut sous les crocs d'un dragon dont il voulait arracher les yeux.  Le troisième renonça.  Les deux autres revinrent.  Mais lorsqu'ils déposèrent les objets au pied de la princesse, ceux-ci se transformèrent en fruits pourris, en étole de laine grossière, dévoilant la supercherie et la duplicité des prétendants.  Les prétendants, honteux, s'en allèrent pour ne jamais revenir.  Les vieux parents, soulagés, embrassèrent l'enfant qu'ils croyaient avoir perdue.
 Mais leur bonheur fut de courte durée.
Chaque nuit, derrière sa fenêtre, Kagya-Hime regarde la lune.  Et plus la lune s'arrondit, plus elle devient triste.  "Chère fille, que pouvons-nous faire pour te rendre le sourire ?  Pourquoi refuses-tu de te marier ? " demande sa mère.  "Hélas, soupire-t-elle, je ne serai bientôt plus votre enfant et vous n'y pourrez rien !"  "Que veux-tu dire ?" s'inquiéte son père.  La jeune femme pose sa tête sur l'épaule de sa mère, et leur avoue , entre deux sanglots, qu'elle est bien une princesse, mais une princesse née sur la lune.  "Le temps est venu de rejoindre le monde de la lune, et mon peuple viendra me chercher".  "Comment ?  Quand ?" s'alarme son père.  "A la prochaine pleine lune".  "Mais c'est demain !"  s'exclament en choeur le vieil homme et la vieille femme.
"Je les en empêcherai" marmonne le père, et toute la nuit, il se tourne et se retourne dans son lit, à la recherche d'un moyen de retenir sa fille, tandis que sa femme verse toutes les larmes de son corps.  Le lendemain, il va en ville et engage mille samouraïs pour défendre son enfant.  A la tombée de la nuit, une armée de guerriers aux armures rutilantes se postent devant la maison.  
La lune était cachée derrière d'épais nuages.  Soudain, un souffle de vent les balaie et le disque argenté apparaît dans toute sa splendeur. Aussitôt, les samouraïs bandent leur arc, et une pluie de flèches s'envolent puis retombent dans le froid de la nuit.  En riposte, les rayons lunaires fusent vers les hommes armés et percent leurs solides armures.  Eblouis, tous restent figés, telles des statues.  Alors, surgit, dans la lueur blafarde, un carrosse tiré par douze chevaux ailés qui se pose sur le sol.
Kagya-Himé, mue par une force invisible, se lève.  Ses parents s'accrochent en vain à son kimono, tentent de la retenir.  "Puisque tu dois partir, emmène-nous avec toi !".  Kagya-Himé sort de sa large ceinture un petit sachet d'herbes : "je dois partir à présent.  Prenez cette herbe magique en souvenir de moi, elle vous donnera la vie éternelle".  Sur ces mots, la princesse leur sourit tendrement, et monte dans le carrosse qui s'envole vers le ciel.
Le vieil homme et sa femme, en pleurs, regardent partir celle qui leur a donné tant de joie.  Bientôt, les nuages couvrent la nuit étoilée.  La mère serre contre son coeur le petit sachet d'herbes.
Et la vie reprend son cours.  Un jour, le couple s'habille chaudement.  Il emporte le cadeau de son enfant et part vers la montagne.  Péniblement, affrontant le froid, oubliant leur fatigue, ils escaladent la montagne et atteignent le sommet. Tout là-haut dans le froid et la bise, ils allument un feu pour se réchauffer.  Le vieil homme prend la main glacée de sa femme dans la sienne, "longtemps, nous avons vécus seuls.  Puis la lune nous a donné une fille.  Ce fut un grand bonheur.  Maintenant qu'elle nous l'a reprise, à quoi bon vivre éternellement ?".   Et, il jette le sachet d'herbes dans les flammes.  Ils rentrent chez eux.  Jusqu'à ce que la mort vienne les cueillir, chaque nuit de pleine lune, ils se penchent à la fenêtre et sourient à leur petite princesse.    
Depuis ce temps, s'élève de la montagne une petite fumée, qui rappelle l'histoire de la fille du coupeur de babous.  C'est depuis lors qu'on l'appelle le mont Eternité, qui, vous l'avez deviné, en japonais se dit Fuji...

Sources : 
- Mille ans de contes, contes du monde entier, éditions Milan
http://experience-japon.over-blog.com/article-35983528.html